« 467. Je sais que cette collection est unique. » (Ito Naga)
Relisons l’insolite portrait du collectionneur que signe David Foenkinos dans
Le Potentiel érotique de ma femme : « Toute sa vie, il n’avait été qu’un cœur battant au rythme des découvertes. Il avait collectionné les timbres, les diplômes, les peintures de bateaux à quai, les premières pages de livres, les touilleurs, les bouchons, les moments avec toi, les dictons croates, les jouets Kinder, les souvenirs, les boutons de manchette, les coquillages de l’océan Indien, les bruits à cinq heures du matin… » Plaisante arche de Noé et curieux capharnaüm à tempérer d’urgence par la phrase lucide de Paul Valéry dans Rhumbs : « Les collections contraires à l’esprit ; le harem, à l’amour. La somme de toutes ces beautés est absurde, accablante. » Ce pourrait être – sourions – un musée :
musée d’art moderne / je regarde les visiteurs / assis sur un cube
Par bonheur, il en va tout autrement pour les
Collections de haïkus par Dominique Chipot. Le haïkiste de haut niveau qu’il est le sait parfaitement : collectionner, c’est cueillir, c’est choisir. Aussi a-t-il fait un choix serré, composé, harmonieux de ses poèmes : seulement 65 haïkus au total, qui proviennent de recueils édités, d’anthologies, de revues et ont formé le fonds de pièces poétiques sur lequel il s’est appuyé pour l’animation du camp littéraire à Baie-Cormeau en 2010. Toutefois, il a pris soin d’y ajouter quelques inédits. Un judicieux dosage qui permet d’éviter l’effet de saturation que l’on ressent souvent à la lecture de certains ouvrages de haïkus – trop touffus. Dosage aussi dans la présentation visuelle, car à part sur la « bonne page » (page de droite) ouvrant les deux parties du recueil et qui présente deux poèmes, l’œil est convié à embrasser – c’est le mot ! – seulement trois haïkus : un sur la page de gauche, deux sur la page de droite. Heureux dosage que cette trinité bien venue. « Le haïku, m’écrivait Julien Gracq, agit à dose homéopathique. » En effet, et personne n’aurait l’idée saugrenue d’avaler, d’un seul coup, le tube tout entier !
Dans les
Collections de D. Chipot, le haïku agit à juste dose et en beauté singulière.
D’abord, l’œil est alerté par la photo de couverture (D. Chipot est aussi un excellent photographe) : ce linge à sécher dans une rue d’Italie, à Cortone en Toscane, été 2005. Voilà qui oriente d’emblée – et avec l’humour piquant de l’antiphrase aussi bien que de l’anti-image – vers une autre acception du mot « collection » : les collections de mode ou de haute couture. Collection printemps-été et automne-hiver, c’est d’ailleurs selon ces deux volets (en écho aux deux attractifs volets fermés de la fenêtre sur la photo ?) que sont présentés les poèmes : printemps-été (36 haïkus) et automne-hiver (29 haïkus). La tendance de cette saison ? Ce n’est pas la peau de mouton retournée, comme l’annonce une campagne actuelle ; non, la poésie se porte courte, très courte, taille 5-7-5 du haïku. Haute couture verbale que ces poèmes ? Échantillon bien taillé :
nuit du Nouvel An / je marche dans des vignobles / déjà centenaires
Ce haïku de grand cru n’a-t-il pas été distingué, lors du premier concours 2009 de Haïkouest sur le thème de la
« Cinquième saison-Nouvel An » ? Ainsi, l’aventure instantanée en poésie commence-t-elle, naturellement, par
un « début de printemps » pour s’achever sur « la neige qui revient »… Le lecteur suit le cycle des
saisons dans leur courbe magnétique, avec toutefois, quelques déroutantes surprises.
Ce n’est pas un détail anodin, par exemple, que le livre s’ouvre sur pareille découverte :
début de printemps – / sur l’escalier du jardin / trouver un marron
Cette trouvaille intempestive symbolise, à mes yeux, la dynamique subtile du haïku : temps et contretemps (comme en
musique). Mais le printemps se poursuit par un heureux semis de mots :
autour d’un semis / les cendres / de mes vieux carnets
D. Chipot semble avoir entendu mieux que personne le poème de Richard Brautigan intitulé « Laitue » (Lettuce) : « Notre seul espoir, c’est nos enfants et les semences que nous leur donnons et les jardins que nous cultivons ensemble. » (Trad. R.H.) D’ailleurs, tout au long du recueil, le jardin est présent en filigrane : jardin potager, « jardins ouvriers » ou jardin ornemental…
franchissant la grille / du jardin ensoleillé / les roses fleuries
Ou encore tel célèbre jardin japonais, dépendances du « Pavillon d’argent » (Ginkaku-ji) à Kyōto :
Ginkaku-ji : / pour la photo du reflet, / attendre son tour.
Le photographe pointe l’œil à plusieurs reprises dans le livre. Mais il montre aussi l’oreille (sinon le haïku tomberait fâcheusement à plat – linge mou et flasque !), une oreille des plus littérales (échos des bilabiales [p], des fricatives « j » [ ] et des voyelles nasales « um » [œ̃] et « in » [ɛ̃]) :
pic de pollution –/ le lourd parfum des jacinthes / le long des jardins
Un haïkiste se juge aussi à la qualité de son autodérision ou de son humour (haïmi) :
pédalant trop vite / choc frontal / avec un insecte
J’aime le bestiaire de D. Chipot et c’est un signe plaisant que le poète porte un nom homonyme de celui d’un des plus beaux canards de nos régions : le canard chipeau (Anas strepera) à l’étonnant plumage d’éclipse. J’apprécie donc ses canards (ouvrons les rideaux et les yeux !) :
deux canards s’envolent / au-dessus des HLM / aux rideaux tirés
J’apprécie ses corbeaux, j’apprécie ses escargots et ses insectes ; par exemple, les fourmis qui reviennent deux fois dans l’ouvrage (moment poétique minuscule, mais capital à suivre !) :
migration d’été… / les fourmis en file indienne / vont vers la glycine
déclin de l’été / les fourmis sur la glycine / soignent les pucerons
Rien de plus difficile à écrire qu’un haïku consacré à l’évocation amoureuse. Dans ce domaine, D. Chipot réussit des merveilles en ji-tarazu (rythmique « en moins » par rapport à la norme du haïku et fort bien adaptée au sujet), propre à suggérer le vertige passionné de la nanoseconde :
ivre / crier je t’aime / à la nuit
Mais aussi, moelleux, et qui sonne excellemment :
premières fraises / le goût sucré de ta bouche / sur mes lèvres
Ces poèmes – on le voit et on l’entend – ne comportent rien de mièvre, de fadasse, de niaiseux, comme c’est le cas trop souvent dans le haïku. Ici, le vers est svelte, dynamique, claquant (le linge de la photo qui claquerait au vent ?). Il y a le dit qui est toujours bien dit (heimei, « clarté d’expression ») et il y a le non-dit (yoin, « valeur allusive » comme un souffle tiède en douceur) :
chaude nuit – / les draps / à côté du lit
Un léger bémol : on regrettera une ponctuation quelque peu flottante. L’édition oublie quelques traits d’union, distend fâcheusement les points de suspension et remplace, parfois, les vrais tirets de pause (–) par d’insignifiants petits traits d’union (-) ; c’est un peu comme si un musicien voyait ses « silences » remplacés par des « quarts de soupir », alors que sa « feuille » veille :
symphonie / le mouvement des violons / qui tournent la page
En tournant les pages du recueil de D. Chipot, on prend conscience que le haïku condense une collection particulière de sensations à travers un déroulé de consonnes percutantes et de voyelles chantantes. L’impression d’ensemble est que ces haïkus sonnent comme des dédicaces à la vie. On les appréhende telles « des petites flaques de temps répandu » (Pascal Quignard, Les Tablettes de buis) qui s’apparentent aux instants cueillis par Sei Shōnagon dans ses Notes de chevet où la dame japonaise esquisse, elle aussi, des « collections » de moments précieux, ses fameuses listes : choses qui gagnent à être dites… choses qui perdent à être dites… À propos des collections, Ernst Jünger – fin amateur d’insectes et de papillons – ne parlait-il pas de « chasses subtiles » ? C’est à ces subtiles chasses verbales que nous invite D. Chipot pour un plaisir de l’instant sans cesse avivé et ravivé :
la neige revient / je jette par la fenêtre / des miettes de pain
Poésie délicieuse que ces miettes de pain. Oui, le haïku est un festin de miettes. Aujourd’hui, on parle beaucoup de « réalité augmentée », insertion d’images de synthèse dans les images du monde réel. À lire et relire les admirables Collections de D. Chipot, le lecteur a le sentiment de mieux saisir ce nouveau concept : la réalité augmentée, c’est aussi bien le chant des choses (« mono no iu », disent les Japonais), la modulation fruitée par la poésie (et non pas le trop-plein que nous vend l’insipide mauvais roman : n’a-t-on pas entendu une pisse-copie déclarer sans rire qu’elle écrivait – tenez-vous bien ! – 3,7 bouquins par an). Ce n’est pas le moindre paradoxe que le haïku, ce vers de peu de mots, nous fait cadeau d’un insaisissable plus ; que ce poème du presque rien, nous donne, davantage que tout autre genre littéraire, pareille impression de réalité augmentée, dépassant toute fiction. Poésie savoureuse que ces miettes de mots dans leur vibration élémentaire.
Je revois D. Chipot, lors de notre rencontre au Marché de la Poésie, place Saint-Sulpice, à Paris, au solstice d’été 2009. Il est là, discret (plumage d’éclipse ?). Parlant peu. Écoutant beaucoup. Œil aigu. Petit sourire en coin. Il a apporté de son pays – beau geste ! – un panier de cerises.
récolte des fruits : / certains paniers /moins remplis que d’autres
Celui offert par Dominique est délicatement rempli et composé de façon agréable comme son recueil de haïkus. Au lecteur d’en déguster les fruits musicaux avec un méticuleux plaisir.